Dans mon village,
on joue au loto. Cela se passe dans la salle polyvalente de la commune.
Chaque joueur paie pour avoir un carton. Il y pose des jetons selon les
numéros que l’animateur tire d’un sac. Celui qui aura le premier
rempli son carton s’écrie « carton plein !» et
s’empare fièrement, sous les regards envieux de l’assistance, du
jambon de chevreuil, des bouteilles de vin ou du panier rempli de
bonnes choses. Le bénéfice de la séance va aux
bonnes oeuvres de la commune.
Les cases des cartons sont numérotées de 1 à 90.
Tout l’intérêt de la partie réside dans la
façon dont les nombres sont annoncés et commentés.
A chacun sont associées une ou deux phrases que tout le monde
connaît mais les animateurs inventifs sont
appréciés et l'innovation ne cesse pas.
L’ensemble de ces phrases constitue un petit recueil de
numérologie qui aurait pu intéresser Dumézil. Il
faut les entendre avec l’accent occitan (ceux qui parlent «
pointu », qualifiés ici de « parisiens »,
doivent pour s’en faire une idée écouter Raimu dans les
films de Pagnol). Sous leur air bon enfant, elles dévoilent une
conception du monde.
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Notons d’abord des allusions à l’emplacement sur le carton. Le
90, c’est bien sûr « le papé », auprès
de qui se trouve naturellement « la mamé » (89). Le
87 est « l’arrière-soeur de la mamé » (on ne
parle pas de la soeur parce que le 88 évoque, nous le verrons,
une autre image). Enfin le 45, situé au milieu du carton, est
« la moitié du fourbi ».
Puis viennent les allusions à des noms de département :
27 (Eure) : « l’heure, c’est l’heure, mais c’est pas l’heure
». 42 (Loire) : « la caisse noire », allusion aux
mésaventures du club de football de Saint-Etienne. 65
(Hautes-Pyrénées) est à cause de Lourdes «
un miracle ».
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On cite aussi des noms propres : 55 évoque Brigitte Bardot parce
que ces deux chiffres font penser à une poitrine opulente. 84
(Vaucluse) évoque Mireille Mathieu, qui est d’Avignon. 34
(Hérault), c'est « Nicollin et ses poubelles »
(l'une des sociétés de Louis Nicollin, président
du Football Club de Montpellier, est spécialisée dans le
traitement des ordures ménagères).
Le dessin des chiffres, déjà utilisé avec Brigitte
Bardot, suscite des allusions innocentes ou paillardes. 1 : « le
premier de 1000 » ; 6 : « la queue est en l’air » ou
« le vaillant », auquel fait si j’ose dire pendant le 9 :
« la queue est en bas », « le fainéant
». 66 se traduit par « les deux queues sont en l’air
». 8, c’est « la petite cougourle » (sorte de courge)
et 88 « les deux cougourles ». 11, c’est « les
gambettes de la Monique » (prénom du premier adjoint au
maire), « les gambettes du Gérard » (autre
personnage de la commune) ou « les gambettes de Qui-vous-savez
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(Note grammaticale : la syntaxe est proche du latin. On utilise
l’article emphatique pour parler des personnes : on dit « le
Doumergues », « la Monique », « le Jean
», pour dire « c’est ce fameux Jean que vous et moi
connaissons ». L'article vient du ille qui a donné «
illustre ». Par ailleurs, le verbe être se conjugue
volontiers, comme en allemand, avec l’auxiliaire être : un de mes
voisins dit « je suis toujours été gaulliste
». On utilise aussi le passé surcomposé : «
quand je l'ai eu vu »).
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Le 69 occasionne un festival que j’abrège : « la piste aux
étoiles », « au plaisir de ces dames »,
« gouchigoula », « à l’envers comme à
l’endroit » etc. 77, c’est « les outils du Papé
» (deux cannes) ou encore « les burettes » (à
l’église).
Des images sont associées à certains nombres : 2, c’est
« les amoureux » ou encore « Dous coume lou mel
» (Doux comme le miel, « dous » voulant dire à
la fois « deux » et « doux » en occitan). 3
représente « le couple moderne » (le mari, la femme
et l’amant : notez cette image de la modernité) ou «
l’oreille du chat » (l’oreille d’un chat batailleur est
écrantée comme un 3). 4 est « la main du menuisier
» (il est rare qu’un menuisier conserve tous ses doigts) ou plus
banalement « la chaise », posée sur quatre pieds. 5
donne naturellement « la pleine main », 13 « le
porte-bonheur » et 36 « 36 chandelles ».
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22, ce n’est pas chez nous la police mais les gendarmes : « ils
ne sont pas là », « ils sont au bout du pont »
ou « ils vont deux par deux, tout en bleu, dans une Estafette
bleue ». 33, c’est « le docteur », « le
Pignatel » ou « le Peletou », du nom des
médecins qui officient au chef lieu de canton. 51 c’est «
la tisane par les plantes », allusion au pastis 51 que d’aucuns
consomment sans beaucoup de modération.
Certains numéros évoquent les habitants d’un
département : 13 (Bouches-du-Rhône) donne « les
Marseillais » et 59 (Nord) « les gens du Nord ». Tout
cela est un peu banal, mais on se rattrape avec le 75 : « les
ailes froissées » (à Paris, les automobiles se
« froissent les ailes »), « les culs blancs de la
Grande-Motte » (les pauvres, comme ils sont pâles au
début des vacances !), « les doryphores du mois
d’août » (ce sont des envahisseurs, comme les Allemands que
l’on appelait « doryphores » pendant l’occupation parce
qu'ils mangeaient tout).
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Quelques numéros de téléphone
célèbres : 17 « la police », 18 « les
pompiers » ou « le numéro qui sauve ».
Les dates du calendrier fournissent leur lot : le 19, c’est « la
Saint-Joseph à Bordezac » (le 19 mars, fête de la
Saint-Joseph, il y a pèlerinage à Bordezac) ou encore
« le patron des cocus » (l’épouse de Saint Joseph a
eu un enfant dont il n’était pas le père). 24, c’est
« la foire d’Alès au mois d’août » et 25
« Noël » (le 25 décembre).
Parmi les procédés rhétoriques l’homophonie tient
une bonne place : 7 « au bord de la mer » (comme
Sète), 10 « disputez vous », 12 « la merdouze
», 15 « tu m’esquintes », 16 « elle coule
à Bagnols » (ou « au pont du Souillas » etc. :
il s’agit de la Cèze qui prend sa source tout près), 20
« sans eau » (c’est ainsi que l’on préfère le
vin), 44 « caracaca » (homophonie des plus pures), 72
« tirez-y la blouse ».
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L’histoire apporte son lot de bons et mauvais souvenirs : 36 «
les congés payés », 40 « la guerre »,
68 « le mois de mai », 70 « la drôle de guerre
» (de 1870), « la bonne année » (par
antiphrase), « l’année où on a mangé des
rats » (à Paris pendant le siège).
Après l’histoire, la géographie. Le 30 (Gard), c’est
notre département et le patriotisme local s’exprime : « le
département où il ne pleut jamais », «
Charnavas », « Mallenches », «
Sénéchas » etc. (noms de hameaux ou communes du
coin). 34 ce sont « les voisins d’en bas »
(l’Hérault est vers le sud) et 48 « les voisins du haut
» (la Lozère est vers le nord). 31 (Haute-Garonne) est
« le pays des violettes », et 39 (Jura) « c’est
là qu’on fait les pipes » (les pipes de Saint-Claude). 64
(Pyrénées Atlantiques) est « la chambre d’amour
», allusion à une plage qui se trouve près de
Biarritz.
Enfin, allusion littéraire, 40 rappelle aussi le personnage
d'Escartefigue dans la partie de belotte du César de Marcel
Pagnol : c’est « la marine » ou « les cocus ».
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Quelques phrases résistent à l'exégèse et
le mystère ne fait qu’ajouter à leur poésie. Les
voici, peut-être pourrez-vous m’en fournir les clés :
1 : « Pinot, le roi du Loto » ; 10 : « Le petit trou
» ; 14 : « Les Bességeois », « Les plus
forts », « L’homme fort » (il fallait beaucoup
de force aux ouvriers de Bessèges qui fabriquaient les rails de
chemin de fer, mais pourquoi ce rapprochement avec le 14 ?) ; 16 :
« Les pois chiches » ; 23 : « La petite fleur »
; 29 : « Le marchand d’encre à Paris » ; 30 :
« Les pins frisés » ; 55 : « Le
régiment des simples » ; 79 : « Les cloches du
lavage ».
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Je n’ai sûrement pas tout recensé ! Le lecteur attentif a
noté que quelques nombres étaient restés
orphelins, mais cela tient peut-être aux limites de mon
expertise. La liste de ces phrases ne sera d'ailleurs jamais
achevée : chez nous la créativité est la bienvenue.
Michel VOLLE - mars 2004
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Compléments
Des lecteurs du site ont donné des indications sur les phrases
que l'on utilise dans d'autres régions :
Dans le sud des Deux-Sèvres, lorsque le carton est plein on crie
« Quine ! », mot datant du Moyen Age et utilisé en
français jusqu'au XVIIIe siècle : il vient du latin
« Quinque ». Pour 13 on dit « Qui rit quand on la
b... » à cause de la chanson qui commence par «
C'est Thérèse... ». Pour 69 on dit «
Essuyez-vous les moustaches ».
Dans le Béarn, on trouve des expressions taurines ou
rugbystiques.
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